Le psychiatre Christophe André a vendu plus de deux millions d’ouvrages visant à guider ses lecteurs sur le chemin du bonheur. Il a coécrit son dernier livre, Trois amis en quête de sagesse, avec le moine bouddhiste Matthieu Ricard et le philosophe Alexandre Jollien. Entretien à propos de son parcours de médecin, sa vision de son métier et sa défense de la bienveillance.
Je ne serais pas arrivé là si…
… je n’avais pas beaucoup travaillé pour être à la hauteur, en tant que médecin et en tant qu’humain. Pendant mes études, cela n’a pas été trop douloureux, j’ai toujours aimé apprendre. Mais sur le plan personnel, il y avait du boulot, vu toutes mes imperfections et limitations. Je suis un anxieux à tendance dépressive. J’ai compris en fac de médecine, en voyant mes propres symptômes décrits, que si je ne luttais pas pour aller mieux, j’allais pourrir ma vie et celle de mes proches. J’ai donc toujours testé sur moi les thérapies que je destinais à mes patients. Je tiens à cette cohérence.
Votre milieu d’origine a-t-il eu une influence sur votre vocation de psychiatre ?
Il n’y avait aucune aptitude au bonheur dans ma famille. Il est vrai qu’on ne peut se poser cette question que lorsqu’on s’est extrait du combat pour la survie et que l’on a pris suffisamment soin de soi pour ne plus être le jouet de ses fragilités. Ma mère, institutrice, était issue d’un milieu misérable, où l’on disputait sa nourriture aux rats. Mon père, qui était orphelin, avait été mousse dans la marine marchande avant de passer ses semaines sur la routecomme représentant de commerce. Bien que nous fussions assez pauvres, je n’avais pas le sentiment de manquer. Mes parents me protégeaient. Mais ils étaient d’une grande fragilité, imprévisibilité – liée à l’alcool chez mon père. Assez tôt, je me suis construit avec ce contre-modèle : si un jour j’avais des enfants, il n’y aurait pas de tristesses, de colères, de sautes d’humeur. J’ai dû, et je dois encore, combattre ce passé. On ne se débarrasse pas des circuits cérébraux qui se sont mis en place très tôt, on apprend à les réguler. Si je n’ai pas le temps de faire ce qui m’équilibre, alors les angoisses, le désespoir, l’irritabilité reviennent. Comme chez nombre d’humains, ma vie aura été une lutte contre mes vulnérabilités.
Comment vous est venue l’idée de devenir médecin ?
Mes parents n’ont jamais refusé de m’acheter des livres, et l’école me plaisait. C’était moins triste qu’à la maison, les profs me valorisaient… En terminale, j’ai découvert Freud, j’ai lu d’un coup tout ce qui était accessible, découvert la psychologie, les émotions qu’on devait cacher à la maison. C’était décidé, je serais psychiatre comme Freud ! J’ai fait médecine à Toulouse, j’ai tout aimé à l’exception des stages aux côtés de psychiatres hospitaliers qui étaient pour la plupart psychanalystes lacaniens. Ils étaient froids avec les patients, ne répondaient pas aux questions. J’ai essayé de faire une analyse mais le silence m’exaspérait, les analystes me semblaient mal dans leur peau. J’ai songé à bifurquer, mais j’avais trop besoin de la psychiatrie pour moi-même. Surtout, j’ai rencontré mon maître, Lucien Millet, un psychiatre chaleureux, humaniste, attentif aux patients, les impliquant, eux et leur famille, dans la démarche thérapeutique. C’est dans sa clinique que j’ai appris le boulot.
Vous renoncez alors à une carrière hospitalière pour vous installer en libéral…
J’ai ouvert un très beau cabinet de centre-ville, joué au docteur avec sa plaque en façade, au Don Juan avec sa voiture de sport décapotable. J’étais le jeune psy qui montait, débordé, hyperactif. Je m’étais formé aux approches comportementales, à contre-courant de la psychanalyse lacanienne. En m’attachant davantage aux symptômes des troubles émotionnels qu’à leurs causes, en aidant les patients à les affronter dans le réel et à les gérer, je me sentais utile. La belle vie. Jusqu’à ce que l’ami dont j’étais inséparable, mon complice intellectuel, se tue en moto devant moi, au Portugal. En courant à son secours, je me suis arrêté dix secondes pour regarder la plaie à la main du paysan qui lui avait coupé la route avec sa remorque. J’en culpabilise encore même si cela n’aurait rien changé. Cela a été une rupture dans ma vie. Je suis parti quinze jours en retraite dans un monastère bénédictin parce que mes patients schizophrènes m’avaient dit que ça leur faisait du bien. Moi aussi, le contemplatif, l’introverti, le lent, cela m’a apaisé. J’étais prêt à quitter Toulouse, la vie facile, le célibat.
Pourquoi vous être emparé de la méditation pour soigner ?
J’ai commencé à travailler à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, en 1992, comme « comportementaliste » expérimenté. J’étais l’hurluberlu qui faisait chanter ses patients phobiques sociaux dans le métro, qui enfermait les claustrophobes dans les toilettes. Au début des années 2000, après avoir lu des publications scientifiques sur la méditation de pleine conscience laïque, après m’être formé, avoir rencontré Matthieu Ricard, j’ai eu le sentiment, comme avec Freud, de tenir là quelque chose de fondamental. Qui allait changer ma vie et celle de mes patients. La méditation de pleine conscience apprend à poser son attention sur l’instant présent, sur ce que la vie offre d’agréable. Elle nous aide à repérer les moments de rumination où nous quittons le réel pour nous embarquer dans des souffrances liées au virtuel, donc sans limite. Mais elle est bien plus qu’une thérapie : un changement de regard sur le monde. A la maison, d’un coup, ma femme m’a vu regarder le plafond le soir dans le lit, l’air tellement content que c’en était troublant.
Vous êtes auteur, ou coauteur, de dix-neuf livres depuis 1995, dont certains best-sellers vendus à plus de 500 000 exemplaires. Cela a changé quoi pour vous ?
Je gagne ma vie avec cela et les conférences, même si j’ai gardé deux journées de consultation à l’hôpital sur les troubles anxieux dépressifs, et la prévention des rechutes. Je travaille chez moi, en chaussettes, en écoutant Bach et en buvant du bon thé – écrivain, c’était vraiment un métier pour moi, le solitaire sociable ! Mon seul souci est celui de la notoriété : mes lecteurs pensent parfois que je suis un thaumaturge, seul capable de les guérir. Je reçois des courriers assurant que je suis la « dernière chance ». Des gens viennent de l’autre bout de la France me supplier de les recevoir quelques minutes, alors que je ne peux plus prendre de nouveaux patients. On m’idéalise, alors qu’un bon auteur n’est pas un meilleur thérapeute, juste un meilleur pédagogue. Tant de personnes semblent à la recherche de maîtres à penser. J’ai compris combien il était simple de fonder une secte !
Comment analysez-vous le succès de vos livres ?
Certains sujets étaient pionniers : l’anxiété sociale, la gestion des personnalités difficiles, l’estime de soi… Et les libraires ont perçu qu’il ne s’agissait pas des énièmes conseils en développement personnel, que ces livres étaient à la fois scientifiques et compréhensibles, ce qui est mon obsession. J’ai fait relire beaucoup de chapitres à mes patients. Mes collègues prescrivent mes ouvrages. Comme j’y dévoile de plus en plus mes imperfections, le travail que je fais sur moi, je dois aussi rassurer les lecteurs. Eux aussi peuvent y arriver.
Vous valorisez la gentillesse, la bienveillance, la bonté, l’empathie. De quoi susciter les sarcasmes ?
Moins qu’auparavant, je perçois un infléchissement. Nous avons touché les limites du système. La société de consommation, de performance, d’égoïsme, s’effondre. Nous redécouvrons les vertus de l’altruisme, de la compassion, de la solidarité, de la douceur. Comme si nous avions l’intuition que sans cela, nous sommes cuits. Avec les attentats, les gens se sont rendu compte des vertus de la solidarité. La parole sur la gentillesse se libère. J’ai toujours été persuadé que c’était une vertu immense. La seule façon, comme psychiatre comportementaliste, d’obtenir de mes patients des efforts douloureux. Quand j’enseignais en fac de médecine, j’apprenais aux étudiants à se lever à l’arrivée du patient, à sourire, dire bonjour gentiment, regarder dans les yeux. C’était nouveau pour eux ! Les gens qui viennent à nous souffrent, ils ont peur qu’on ne puisse pas les aider. Ils doivent instantanément percevoir une bienveillance. Nous avons un besoin biologique de gentillesse. Elle fait du bien à notre corps, le détend, là où l’indifférence ou l’hostilité le crispent. C’est un signe fort !
Ecrire des best-sellers sur l’art du bonheur vous impose-t-il d’être heureux ?
Oui, il faut être cohérent. Mais plus que les lecteurs, ce sont mes enfants qui m’ont mis la pression. Je sais combien les parents qui vont mal sont contagieux. Avoir trois filles a été pour moi un rappel de l’intérêt qu’il y a à faire des efforts pour être heureux, les deux termes n’étant pas antinomiques. Je viens de subir deux opérations lourdes. Cette adversité m’a ouvert les yeux de façon incroyable. « Ta vie va peut-être prendre fin », me disais-je, passant du concept à la réalité. C’était très étrange, j’étais euphorique, irrigué d’émotions positives, de gratitude pour mes soignants. Je fondais en larmes dès que je voyais un bout de ciel – et ce n’était pas dû qu’aux morphiniques ! J’ai compris que j’étais sur la bonne voie. La vie est belle, il faut régulièrement faire l’effort d’ouvrir les yeux, de s’arracher à l’« habituation hédonique » comme l’on dit, pour ne pas passer à côté de gisements de joies et de grâces ordinaires. Elles seules nous permettent d’affronter le côté tragique de l’existence : souffrir, puis mourir. Paul Claudel avait vu juste. Le bonheur n’est pas le but mais le moyen de la vie.
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Alain Schildermans